Jean Dallaire : En survol par Paquerette Villeneuve

Lors d’une conversation entre deux séances du FIFA (Festival international du Film sur l’Art), le printemps dernier, le designer industriel Michel Dallaire me dit : « Vous qui l’avez connu quelques années avant sa mort, j’aimerais que vous me parliez de mon père ».

Peu de temps après, Jean-Pierre Valentin qui songeait à mettre à son programme de l’automne une exposition d’hommage à Dallaire, m’invita à participer à la rédaction du catalogue. Cette double proposition allait ranimer mes souvenirs.

En 1961, descendue à Cannes pour assister au Festival à titre de correspondante de l’Agence Presse Canadienne, j’avais profité de l’occasion pour aller interviewer l’artiste dans son atelier de Vence. L’article paru aussi bien dans Le Droit d’Ottawa, ville voisine de son Hull natal que dans La Presse et The Gazette, à Montréal où était son galeriste, intéressa semble-t-il, nombre de lecteurs.

Ces quelques moments d’intimité partagés avec Dallaire ne laissaient toutefois qu’une vision bien fragmentaire de son œuvre. D’autant plus qu’ayant évolué dans le sillage des Automatistes, je portais sur tout ce qui était figuratif, même utilisé ici comme prétexte, un jugement a priori devenu petit à petit et à mon insu un préjugé.

Depuis mon retour au pays en 1981, j’ai pu en reconstituer une vision un peu plus juste. Lors de mes visites chez les Bengle, les soirées avec Rolande, son épouse et mon amie, se déroulaient dans un salon où, à côté d’un Alleyn de la grande époque, les yeux se posaient automatiquement sur un Dallaire d’une finesse de trait rehaussée d’humour, amalgame porteur de sensations esthétiques imprévues. Il figure dans l’exposition présente sous le titre de Sans titre, 1962.

J’allais aussi en voir à l’occasion quelques-uns dans les galeries et les musées. Tout récemment encore, invitée chez un collectionneur de Québec, j’en découvrais un d’un style inattendu, où le sens de la ligne hérité du cubisme se conjuguait avec, fait inhabituel, un coup de pinceau chargé de matière qui rendait l’œuvre encore plus riche. Ces diverses pistes nourrissaient ma curiosité.

Il était un peu mythique, cet artiste canadien surpris à Paris par l’arrivée des Allemands en 1940 et interné pendant 4 ans parce que sujet britannique! Il avait d’ailleurs vite été repéré par le destin. Comment expliquer sinon que l’aîné des 11 enfants vivants, sur les 21 qu’eut un simple aide chauffeur de train à Ottawa, devienne peintre ?

Malgré des moyens réduits, voyant dès l’âge de dix ans ses dons pour le dessin, sa mère lui aménage un atelier dans le grenier de la maison familiale. À 14 ans, son professeur de dessin à l’école technique de Hull détecte chez le garçon une « patte » de peintre, et l’encourage dans cette voie. Trois ans plus tard, (bourse toujours plate mais milieu social élargi) il fréquente Le Caveau, un centre d’art fondé par les Dominicains, se lie avec Henri Masson qui l’amène peindre sur le motif, et commence à exposer dans tout lieu qui l’accueille : vitrine de commerçant ou boutique d’encadreur.

Dès lors, sa vie va prendre une double orientation. D’abord la partie chatoyante, celle de la création. Puis la partie maigre, celle où joindre les deux bouts s’avèrera un souci permanent.

Heureusement, très tôt, un de ses tableaux aperçu dans une vitrine à Ottawa va frapper le père Lévesque qui, pris d’intérêt pour le jeune rapin désargenté, lui trouvera plusieurs commandes dont, dans sa situation plus que précaire, il a grand besoin.

Puis, grâce à la générosité d’amis mieux nantis dont le propriétaire du café où tous se réunissent, il pourra aller suivre pendant trois mois les cours de la Grange Art School de Toronto, tout en collaborant aux activités éducatives de ce qui est aujourd’hui le Musée des beaux-arts de l’Ontario.

À quoi ressemble-t-il à cette époque ? « Le public a souvent une idée romantique de l’artiste. Il le voit comme un être en dehors des conventions et des lois, comme un individu marginal, fantaisiste et irréaliste, qui se moque de tout. Dallaire, tout jeune, correspondait en tout point à cette image », écrit Henri Masson. « Son studio est un amoncellement déréglé de toiles commencées, de peintures achevées, de fusains, de bronzes, de livres, de draperies de toutes couleurs, un vrai bazar oriental avec un parfait coloris exotique », note en 1934 Charles Magnan. Deux ans plus tard, Georges Carrière l’évoque en ces termes : « C’était un jeune homme de petite taille, de santé délicate, de tempérament nerveux avec une démarche vive, des traits distingués, le front haut, les yeux étonnamment vifs et intelligents… Il portait habituellement un feutre déformé qui faisait très souvent contraste avec le reste de sa tenue : c’était d’ailleurs dans le but de mieux s’identifier à la classe ouvrière avec laquelle il avait de profondes affinités… »

Une photo prise en 1937 – il a 21 ans – nous le montre fier et toisant le monde avec un brin d’insolence, qu’il glissera souvent dans ses tableaux.

Cette année-là, à la suggestion du père Lévesque, les Dominicains de Fall River, au Massachusetts, l’invitent à venir réaliser une murale chez eux. Il écrit à sa fiancée : « Au commencement, les pères n’aimaient pas mon modern style… Je leur ai dit que s’ils ne l’aimaient pas, je n’aurais qu’à prendre mon bagage et depuis ce temps, je suis porté comme un prince. Non seulement ça, mais ils me flattent pour continuer ». Bien qu’il ait besoin de ce travail, Dallaire n’en garde pas moins son quant-à-soi. Même il s’amuse : « Je suis allé tout à l’heure dans un Book Store me chercher de la lecture. J’ai acheté du George Sand et du Balzac. Et le Père Prieur me les repaya pour les déchirer. You know. Ils étaient à l’index ! »

En travailleur infatigable, le jeune homme dont les portraits ont vite révélé la touche personnelle, fait flèche de tout bois, mord à toutes les influences et arrive à les ingurgiter sans s’y perdre. Il faudra toujours envisager en ce qui le concerne l’idée d’un parcours original, car sa grande chance est d’échapper à tout classement. Il peint pour apprendre. Marginal peut-être mais d’une marginalité nourrissante qui sauve, il ne renoncera jamais à cette espèce d’incrédulité qu’on appelle l’humour. On songe à Paul Klee, auquel il ressemble par l’esprit et par la façon de dessiner, à main levée, ce que son imaginaire lui inspire.

Il est déjà partie prenante de la vie artistique avec derrière lui plusieurs œuvres, dont son Autoportrait devenu un classique, dans lequel il joue sur sa propre dualité en ne traçant qu’une moitié de son visage, et quelques incursions dans le fantastique quand, en 1938, une bourse va lui permettre de réaliser son vieux rêve : aller en Europe.

Ottawa-Paris, le grand saut.

À leur arrivée à Paris, Dallaire et sa jeune femme s’installent rue de Vaugirard. L’étudiant en médecine montréalais Paul Dumas, qui est leur voisin de palier, raconte : « Nous fûmes quelque temps intrigués par ce jeune homme frêle qui gravissait fréquemment l’escalier de l’immeuble, transportant à bout de bras une grande toile intacte… Travaillant sans relâche, mangeant peu et fumant beaucoup, rarement satisfait, il recommençait ou détruisait au fur et à mesure la plupart de ses travaux, grattant sa toile ou déchirant ses dessins ».

À la suggestion des Pères, Dallaire s’est inscrit d’abord à l’Atelier d’art Sacré. L’enseignement de Maurice Denis, important Nabi que la piété a édulcoré, et même celui du vigoureux Desvallières, ne vont l’y retenir que quelques semaines. Il préférera fréquenter l’Académie André Lhote, dirigée par ce peintre cubiste un peu sec mais bon théoricien. Cela n’est toutefois rien à côté du plaisir qu’il prend à se gaver de découvertes et impressions nouvelles dans les galeries d’avant-garde, particulièrement chez Christian Zervos où alternent Matisse, Léger, Chagall, Derain, Braque, et Picasso dont la dernière exposition l’éblouit.

« Depuis mon arrivée, je fais du cubisme», écrit-il à un ami, ajoutant qu’il ne faut pas avoir peur de l’influence car « tu peux en tirer d’innombrables progrès ». Après tout, Picasso n’a-t-il pas lui-même assimilé l’art nègre ? Portraitiste-né, Dallaire sait lui aussi faire des synthèses, et il aborde maintenant l’espace de façon plus complexe. Dans Profil chez Lhote, contrastes et nuances se fondent, apportant un élément charnel au côté abstrait du cubisme, dont les structures géométriques qu’il a appris à maîtriser enrichissent le tableau d’une dimension nouvelle. Quant à ses natures mortes, certaines plus composées, d’autres plus peintes, elles montrent qu’il a retenu de Matisse des leçons de sensualité. Puis, avec La moitié du monde rit de l’autre moitié, on retrouve l’humour mordant qui déjà lui est propre et se retrouvera jusqu’à la fin dans son œuvre.

Féconde mais brève aura été cette période de pleine effervescence. En octobre 1940, l’invasion allemande le surprend à Paris. Commenceront quatre années d’enfermement, particulièrement rudes pour ce nerveux de santé délicate, et en même temps années de décantation, où seront digérés les acquis du séjour parisien. Si bien qu’en arrivant pour enseigner à mi-temps à l’École des beaux-arts à Québec après son rapatriement en 1945, son univers pictural considérablement élargi et la manière souple dont il aborde des sujets souvent pleins d’ironie mis en scène avec un fond de cubisme, le situent tout à fait hors des courants.

« Dallaire était, dit Jean Letartre qui fut son élève, le seul auquel nous ayons montré le travail personnel que nous faisions en dehors de l’école – ce qui était strictement interdit… Je n’ai jamais connu quelqu’un qui avait un tel respect des êtres. Nous aurions volontiers donné notre chemise pour lui… Il était très jalousé par les autres professeurs, d’une part pour son indépendance et son esprit de recherche, de l’autre, à cause de l’amitié que ses élèves manifestaient à son égard. On lui causait aussi des ennuis parce qu’il buvait ». Pour cette habitude prise au camp de détention, « il fut renvoyé je ne sais combien de fois de l’école ».

En 1947, il en reçoit tout de même ses premières commandes de tableaux allégoriques, conçus dans un style « ornemaniste », lui reprochera le critique Guy Viau qui par ailleurs l’estimait, mais il tirera plus tard le meilleur parti de cette expérience.

À Montréal aura lieu la même année sa première exposition personnelle, organisée par Paul Dumas maintenant médecin. Bon connaisseur de l’œuvre, Dumas saura en souligner « l’accent personnel, empreint à la fois de gravité et de fantaisie », la technique « aux harmonies raffinées » et le sens profond où « l’homme, cet insecte évolué… est peint sans cruauté, avec une lucidité qui n’exclut ni la tendresse ni l’humour ».

À partir de 1948 un peu partout au Canada, et même dès 1945 à deux reprises à Paris, ses œuvres figureront dans les salons et expositions collectives de nombreux musées. Il représentera également son pays dans des manifestations prestigieuses dont la Biennale de Sao Paulo et le pavillon canadien à l’Expo de Bruxelles.  

À Québec en 1949 et l’année suivante, Renée LeSieur, animatrice de l’Atelier, lui consacrera deux expositions solo.

Définitivement démis de ses fonctions à l’École des beaux-arts en 1952, le peintre qui a maintenant deux enfants - le premier venu au monde pendant sa captivité et le second né au pays, revient à Montréal où il entre à l’Office national du film comme dessinateur. L’à-plat des fresques hérité de Lurçat sera ici ragaillardi par le rythme des images, et la conjugaison des deux fera entre autres le succès de Cadet Rousselle, transposé sur vidéocassette par l’ONF.

En 1954, sa première apparition dans le réseau des galeries professionnelles, la galerie Dominion à Montréal, lui ouvrira le monde des critiques et des collectionneurs, qui ne vont pas le regretter. « Ses plus récentes toiles – qu’il dit brossées en quelques heures… nous montrent un style frais, où tout l’acquis semble transfiguré », écrit La Presse de cette exposition largement couverte par les journaux. À partir de ce moment, même s’il vit toujours un peu sur la corde raide, sa réputation va se répandre, et les critiques à la grandeur du pays tenir compte de ce délicat frondeur dont les œuvres résistent aux formules.

« Verve rosse et poétique », « sens de l’absurde qui reconstruit les êtres selon des rêves », « amalgame explosif », écrit l’un. « Esprit d’enfance, sens du merveilleux », note l’autre. « Dallaire takes a perverse delight in turning things upside down », renchérit un troisième.

C’est qu’à travers tout ce qu’il a ingurgité, Dallaire s’est formé des moyens d’expression d’où, par une mystérieuse chimie, sa voix particulière ressort. Avec la touche magique du poète, il dessine des scènes où évoluent des personnages entre cirque et caricature, dont il souligne à sa façon l’équilibre fragile.

L’Homme à l’oiseau, que l’on peut voir sur les cimaises, en est un superbe exemple. Sur un fond de couleurs tamisées digne de Vuillard se détache, portant sur la tête un oiseau à long bec avec aigrette, pattes et queue comme des fils tirés, un personnage à la peau exsangue, visage à demi découpé sur l’ombre, fumant une pipe d’où un filet de flamme s’échappe. Qui est-il ? Mystère. Que représente-t-il ? Un jeu, un cauchemar ?

En juillet 1958, un mois à peine après avoir quitté l’ONF, galeriste et mécène lui assurent un petit revenu qui lui permettra de vivre de nouveau en France. Ce snowbird avant la lettre écrit à un ami : « Je n’ai pas le moindre désir de retourner au Canada dans un pays aussi excessif, tour à tour trop chaud ou trop froid… ». Lasse peut-être de son naturel bohème, sa femme ne s’est pas laissée convaincre de le suivre. Il s’installe donc seul à Vence et séjourne l’été à Peone, dans l’arrière-pays niçois, travaillant beaucoup. Les Mages, la meilleure galerie de la Côte d’Azur que dirige Alphonse Chave va lui offrir deux expositions, la première en 1959, au vernissage de laquelle il rencontrera Dubuffet et le sculpteur Pevsner, et l’autre en 1960. Les efforts du directeur arriveront mal à trouver un écho auprès d’un public à la fois blasé et paresseux.

Chez Chave expose également Chagall, dont Dallaire envie un peu le succès. Mais le vieil artiste ukrainien a des appuis puissants et la tête plus froide.

C’est dans son atelier de la rue des Arcs à Vence que je le rencontre en 1961. J’avais soudain devant moi un être fragilisé pour qui, comme pour le poète, « l’âme du vin chantait dans les bouteilles ». Émue par son talent, sa voisine, une belle et solide Auvergnate, infirmière de métier, veillait sur lui du mieux qu’elle pouvait. Mais, relâchait-elle un instant sa vigilance, il filait entendre « la divine musique » au bistro !

Il continuait tout de même à peindre et se plaignait d’avoir à se départir de ses tableaux au fur et à mesure, devant les expédier à son galeriste qui les attendait. Il résidera à Vence jusqu’à sa mort, en novembre 1965. Au moins avait-il pu apprendre quelques mois plus tôt par la bouche de son directeur, Guy Robert, venu lui rendre visite, que le Musée d’art contemporain de Montréal travaillait à la préparation d’une Rétrospective de son œuvre.

Il n’aura pas fait son chemin avec bruit, comme Borduas et Pellan, tous deux chefs de clan. Il poursuivait son évolution dans la solitude, se conduisant plutôt comme un chef d’orchestre qui ayant appris à jouer de tous les instruments : fauvisme, surréalisme, cubisme et même abstraction pure, savait en intégrer le son particulier dans un vaste projet d’ensemble.

L’hommage qui lui est rendu aujourd’hui permet d’en savourer de nouveau les plus singuliers aspects.

Paquerette Villeneuve est l’auteure de RETOUR, Journal d’émotions, tomes I et II, et de Carnets de vagabondage, chez Leméac éditeur. Collabore à la rédaction de catalogues d’expositions et à des revues d’arts visuels.

© Paquerette Villeneuve – Catalogue Jean Dallaire, Exposition rétrospective du 18 octobre au 8 novembre 2008 – Galerie Valentin, Montréal

 


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