Dallaire : Poésie fantastique par Serge Morin

Malgré les tortueux méandres d’une vie artistique agitée, Dallaire, par la force d’une technique picturale accomplie et celle d’une inlassable inventivité, nous amène aujourd’hui encore dans l’univers fabuleux de son imaginaire enchanteur. L’étonnante vitalité des œuvres présentées dans cette exposition permet au visiteur d’apprécier la riche fantaisie de ses rapports avec la figure humaine, la stylisation caricaturale des animaux de son bestiaire, ou encore la symbolique et énigmatique représentation d’objets qui s’infiltrent dans une déconcertante mise en scène pour en accroître ou en embrouiller la signification.

En septembre 1951, Dallaire termine la plus grande œuvre de son corpus, soit la toile murale Québec sous le régime français. Il désire poursuivre son travail de muraliste malgré que les commandes dans ce domaine se fassent rares. Il reprend ses cours à l’École des beaux-arts de Québec mais un comportement déréglé mène à son congédiement au printemps de 1952. En août de la même année, il entre à l’Office national du film comme illustrateur de films fixes, à Ottawa d’abord, puis suite au déménagement de l’ONF, à Montréal. En parallèle, il continue sa production de chevalet et participe à plusieurs expositions. La critique d’alors souligne son « imagination fiévreuse ». Recevant un diagnostic inquiétant sur son état de santé, il quitte Montréal pour Vence en 1958, où il meurt en novembre 1965.

Deux fusains de 1951 mettent en exergue son immense talent de dessinateur. Ces deux dessins, presque classiques, traduisent dans leur mode d’expression des sentiments fort différents. Portrait de mon fils nous fait voir une scène de vie familiale par le regard bienveillant d’un père qui contemple avec tendresse son enfant endormi. Quelques traits et un peu d’ombre suffisent pour la ressemblance et pour induire l’ambiance de quiétude qui entoure la scène. Nu par contre semble un travail académique de dextérité qui cherche à reproduire sans sentimentalité extérieure l’apparence et la beauté d’un modèle blasé.

Puis une charmante gouache, aussi de 1951, présage le monde fantaisiste de son travail d’illustrateur à l’Office national du film. Trouvère, pantin sympathique vêtu d’un costume de la Commedia dell’arte, salue son public. Non sans rappeler Le Fifre de Manet dans sa mise en scène, le « coloré » personnage reçoit l’appréciation de sa performance d’un auditoire invisible. Nous pénétrons discrètement sur le plateau du théâtre imaginaire de Dallaire.

Ce théâtre imaginaire privilégie certains thèmes qui exposent non seulement sa poésie visuelle, mais formulent également ses expériences antécédentes et ses relations avec le monde qui l’entoure. Deux Annonciations rappellent sa formation chez deux grands maîtres en Europe. L’annonciation de 1952, témoigne des enseignements reçus aux ateliers d’Art sacré avec Maurice Denis. Nous observons dans la facture des personnages les grâces des peintres florentins et siennois, discipline acquise et mise en pratique par Maurice Denis suite à trois séjours en Italie. L’annonciation de 1954 d’autre part illustre les enseignements d’André Lhote et sa méthode de transcription géométrique des figures et des objets. Nous reconnaissons également dans les deux gouaches, une méthode de composition presque identique (chaque personnage occupant une moitié du tableau), influence qui relève de cet autre peintre théoricien Paul Sérusier, lequel influença les deux grands maîtres.

La relation de Dallaire avec ses contemporains est un autre thème difficile à prospecter, car les exemples sont nombreux et s’apparentent souvent à des expériences existentielles. Deux sujets semblent récurrents; la parade carnavalesque et la folie. Ces deux sujets se raccrochent à des titres d’œuvres signifiants qui n’émanent pas nécessairement de l’artiste lui-même, ce qui en permute l’entendement. On trouve également dans l’agencement des composantes des œuvres, l’insertion d’un objet qui porte en soi sa propre signification, clarifiant ou troublant ainsi l’interprétation.

Dans Bossue à l’ombrelle (1960-61), la difformité du personnage ne relève pas de l’infirmité suggérée dans le titre, mais de l’assemblage disparate de surfaces géométriques de teintes froides, originalement assemblées. Tête légèrement tournée vers la gauche et corps de face, l’expression sévère du visage contredit la signification du joyau (symbole de joie) qu’elle porte à son coup. S’abritant derrière une ombrelle qu’elle tient de ses deux mains, elle porte un chapeau cocasse, une sorte d’ombrelle inversée qui capte aussi la lumière et l’empêche de pénétrer sur la toile.

Femme au parapluie (1958) peinte deux ans auparavant, déborde au contraire de clarté malgré le parapluie mentionné dans le titre et le nuage noir qui flotte discrètement sur la ligne de faîte du tableau. La lumière est omniprésente sur le personnage et sur le décor qui l’enveloppe. Ici aussi la femme est difforme, mais d’une difformité stylisée d’entrelacs et de plans géométriques de couleurs chaudes, la distançant à peine des taches de blanc ou de bleu sur le fond. Tête de profil presque carrée, attachée à un cou démesuré, nez triangulaire énorme et regard terne, sa féminité passe par l’artifice d’une coiffure bien brossée retenue par une longue épingle à cheveux. Si les deux œuvres peuvent s’accoler dans un même thème et dans leur composition, leur signification réciproque se conjugue très différemment.

Un autre sujet de prédilection chez Dallaire est la « folie » presque toujours représentée par une marionnette échevelée vêtue d’un costume d’une époque antérieure. Chez Dallaire cependant, cette figuration par un personnage épouvantail signifie davantage la résistance aux écarts de conduite que l’illustration d’un dérèglement mental. La folle de 1952 est certes la plus connue des « Éloge de la folie » de Dallaire, mais elle est aussi celle qui s’interprète avec le moins d’« humanisme ». Tête haute, cheveux en bataille, regard foudroyant, bouche entrouverte, dents aiguisées, et surtout l’énorme couteau ancré sous la ceinture, donnent rapidement aux observateurs l’atmosphère des circonstances d’une dispute antécédente.

La pie mécanique (1963), s’insère aussi dans une idéologie de relations semblables, mais sous la gouverne d’une dominatrice moins autoritaire. À Vence Dallaire pensionne chez Madame Henriette Marty, une infirmière mère de trois fils, qui non seulement l’héberge, mais s’occupe de sa santé en lui prodiguant les soins qu’il nécessite. Rebelle à toute discipline, il résiste aux admonitions de cette bienveillante matrone. La pie peut répéter ses messages de prudence, l’interlocuteur demeure sourd. D’aucuns peuvent penser que cette symbolique est exagérée. Un second regard révèle pourtant d’intéressantes notions. En 1963 Dallaire, affaibli par la maladie, exprime le souhait de revenir habiter avec sa famille au Canada. Que signifient les éléments qu’il ajoute à sa toile ? La pie énonce son message sentant qu’elle est dans un équilibre précaire sur deux minuscules roues (deux foyers). De même dans le folklore occidental, les messages de la pie sont généralement porteurs de sombres augures (la santé du peintre). Derrière sa tête, le croissant de lune brille dans la lumière d’un ciel rouge de crépuscule. Sous la pie la progéniture fécondée. Devant deux œufs (les deux fils Dallaire), derrière trois (les fils de Mme Marty).

Poursuivant la parade carnavalesque, nous croisons en succession L’éveil des quatre saisons (1952), Le jeune poète (1957), La touriste anglaise (1961), et Personnage ludique (1961). Chacun de ces tableaux nous immerge dans une mise en scène dallairienne qui rattache autour d’un acteur solitaire, maquillage insolite, coiffures excentriques, costumes fantaisistes, accessoires hétéroclites, le tout dans un décor d’allure factice assorti. C’est le carnaval annuel de Vence. Dallaire nous convie à une pantomime de la condition humaine inspirée d’observations fortuites ou de sentiments éphémères.

Est-ce une parodie de sa propre condition lors de son séjour à l’ONF que Dallaire nous livre dans ce dernier tableau ? L’homme à l’oiseau (1955), prend les allures d’un double autoportrait illustrant son état et sa morosité. Dans un instant de repos, fumant une pipe brûlante, le peintre éloigne son regard d’une toile le caricaturant dans l’agitation de ses pensées. Le travail commandé d’illustrateur le tourmente et il rêve d’évasion. Il s’est reproduit protestant contre sa condition présente, yeux hagards, bouche ouverte, dents aiguisées, semblant adresser ses remontrances à son autre effigie qui l’ignore. L’oiseau fantaisiste focalise l’agitation de ses espoirs d’évasion vers d’autres lieux où il pourrait pratiquer son art de peintre sans les funestes contraintes du quotidien.

La gamme des œuvres de Dallaire est aussi riche que variée. Grandes ou petites, ses toiles ont un double mérite. D’abord la qualité expressive qui résulte sans doute d’une impulsivité profonde, et une construction réfléchie héritage des leçons de ses maîtres ou de ses apprentissages autodidactes. Dallaire sait composer d’admirables tableaux qui réjouissent le regard et racontent des histoires étonnantes.

Ingénieur et administrateur retraité, Serge Morin est détenteur d’un MBA et d’une Maîtrise en histoire de l’art de l’UQÀM. Il a rédigé une thèse de doctorat sur Dallaire.

© Serge Morin – Catalogue Jean Dallaire, Exposition rétrospective du 18 octobre au 8 novembre 2008 – Galerie Valentin, Montréal

 


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